Géopolitique de l'hydrogène : vers un marché globalisé

Michaël TORREGROSSA
12.10.2022 à 11:00

Professeur à Sciences Po et HEC, Mikaa Mered propose depuis 2019 un cours dédié à la géopolitique de l’hydrogène. Egalement membre de la task-force France Hydrogène, il revient avec nous sur le développement et les perspectives d’un marché désormais mondialisé.

La géopolitique de l’hydrogène, qu’est-ce que c’est ?


Mikaa Mered : La géopolitique de l'hydrogène c'est une géo techno politique. L’idée est de voir comment, en fonction des pays, des types d'entreprises, des secteurs etc… il va se développer des relations particulières entre états et ou entre états et entreprises ou entre entreprises pour créer les institutions et les conditions nécessaires à la création d’un marché globalisé.

Pour résumer en une phrase, la géopolitique de l'hydrogène c’est tout simplement l'analyse de tous les mouvements entre gouvernements, entreprises qui sont en train de structurer la transition énergétique avec l’hydrogène.

Expert en géopolique de l'hydrogène, Mikaa Mered était présent lors du salon H2 Meet organisé début septembre en Corée du Sud.

La France a un objectif de 6 5 GW d’hydrogène vert produit localement à horizon 2030 mais ne souhaite pas soutenir les importations. Est-ce une bonne idée ?

MM : En tout cas, c'est la stratégie du gouvernement ! Avec 6,5 gigawatts de capacité de production locale, il va falloir que ces électrolyseurs soient particulièrement optimisés pour produire suffisamment d'hydrogène pour décarboner le secteur français qui consomme aujourd’hui 880 000 tonnes d’hydrogène par an.

Là où on a un souci en termes de projections à moyen et à long terme, c'est que ces 6.5 GW n’ouvrent pas nécessairement la voie au développement de capacités additionnelles pour d'autres débouchés que la décarbonation du secteur de l’hydrogène lui-même. Est-ce que les nouvelles applications de l'hydrogène ne vont pas détourner une partie non négligeable de l'objectif de décarbonation du secteur de l'hydrogène français existant ? Cette question se pose dans tous les états qui consomment déjà de l'hydrogène.

En Allemagne, la stratégie n’est pas du tout la même qu'en France. Les allemands ont un objectif de capacité d’électrolyse qui est à moins de 10 GW à horizon 2030. Ils mettent 10 milliards d’euros là où nous en mettons maintenant 9,1... Mais eux partent du principe que l’Allemagne devra importer dès 2030 au moins 40 % de sa demande en hydrogène. C’est pourquoi dans cette stratégie à dix milliards, il y a 8 milliards dédiés à la production locale et deux milliards supplémentaires destinés exclusivement au financement de projets à l'étranger pour créer des chaînes d'importation.

Les routes commerciales de l'hydrogène à horizon 2050. Source : Irena

On voit justement des accords qui se multiplient partout dans le monde. Si la France ne se positionne pas maintenant sur des importations, ne risque t-elle pas d’être pénalisée plus tard ?

MM : C’est un risque sur le papier mais pas tant que cela. A fin août 2022, l’Allemagne a passé douze accords bilatéraux avec des pays étrangers, principalement de manière à créer cette chaîne d'importation hydrogène.

A fin août 2022, la France disposaient déjà d’un accord assez solide avec les Emirats Arabes Unis et d’un autre avec la Colombie qui a été signé début 2022. A part cela, elle n'a pas d'accord bilatéraux comme les allemands dans une logique d'importation.

Cependant, les entreprises françaises, les grandes comme les nouvelles du secteur, reconnaissent le potentiel de l’hydrogène au-delà de nos frontières. Engie, TotalEnergies, Hydrogène de France, Air Liquide, McPhy etc… toutes ces entreprises cherchent à partir à l'étranger. Aujourd'hui quand les australiens, les chiliens, les marocains ou même les saoudiens développent des grands projets hydrogène, pour certains cofinancés avec des fonds allemands, on va retrouver les entreprises françaises comme étant soit opératrices, soit porteuses d'un projet. Ces entreprises françaises ne vont pas forcément faire de l'importation d’hydrogène en France une priorité à l'horizon 2030. Il sera néanmoins toujours possible de faire effet de levier pour les amener à développer des capacités additionnelles localement où alors qu’il y ait une forme de fléchage pour qu’une partie de l'hydrogène renouvelable soit acheminé vers la France.

Il y a un autre élément : ces entreprises françaises sont en train de regarder s'il n'est pas souhaitable de bâtir des terminaux d'importation sur le territoire français indépendamment de la position du gouvernement. Ce n’est pas parce que le gouvernement français ne soutient pas directement financièrement les capacités à l'export ou à l'import de l’hydrogène qu'il n'y en aura pas !
La position du président de la république, qui a été renouvelée à la conférence des ambassadeurs 2022 le 1er septembre dernier, pose néanmoins problème. Elle consistait à dire « Je compte sur vous pour que vous portiez le message de l'autonomie de la souveraineté énergétique ». Au final, comme le message envoyé à l'étranger par le pouvoir politique français consiste à dire à « pas d’importation », les autres pays s'intéressent moins à la France comme pays potentiellement clients de l’hydrogène.

 
"La France devra défendre un agenda où il ne s'agit pas d'aller recréer d'autres dépendances. Quand j'entends qu'on pourrait substituer au gaz l’hydrogène, c'est vrai, si on produit l'hydrogène. Mais si on substitue au gaz l’hydrogène - qui certes est un moyen plus propre - qui est produit ailleurs, la belle affaire ! On va recréer les dépendances géopolitiques dont nous voyons aujourd'hui tout le prix (...) nous aurons à être vigilants en Europe pour qu'il n'y ait pas, à l'aune de la crise que nous vivons, de nouvelles dépendances énergétiques qui n'apparaissent. Et ça, pour moi, c'est au cœur des missions de la France"
Emmanuel Macron, conférence des ambassadeurs, 1er septembre 2022

Cette position a également des conséquences sur la construction des futurs réseaux de transport d’hydrogène. Comme le pouvoir politique français envoient des signaux de désintérêt par rapport à ces logiques d'importation, les porteurs de projets qui envisageaient de passer par la France sont en train de se demander s’il ne faudrait pas la contourner géographiquement. C'est comme ça qu'on voit émerger des projets qui partent d'Afrique et abandonnent la route ouest pour passer par l'Italie, auquel cas l’Espagne n’y retrouve pas son compte. Il y a aussi un projet de pipeline vers l’Espagne qui ensuite rejoindrait l’Italie en contournant la France en passant par la mer. Je doute qu'ils le feront mais ce sont typiquement les discours qui commencent à émerger.

Aujourd’hui, plus de 70 pays ont annoncé une stratégie hydrogène. Il y a-t-il des leaders ?

MM : Tout dépend de la métrique que l’on regarde. Si on prend la métrique de la production brute d'hydrogène, la Chine contrôle aujourd’hui un tiers de la production mondiale mais cet hydrogène n’est pas du tout vert !  Si on prend la métrique du potentiel de développement d'hydrogène vert, l'Inde est aussi un leader en puissance. La Chine pourra l’être aussi le jour où elle utilisera des ressources hydroélectriques, le solaire ou l'éolien pour favoriser la production d'hydrogène décarboné. En revanche, rien ne dit que cet hydrogène vert sera tourné vers l’export. Donc typiquement, ces états seront des leaders mais pas des leaders d’un grand marché mondialisé.

Inversement, un Etat comme la Russie, si elle arrive à se sortir par le haut de la guerre en Ukraine, pourrait devenir un leader mondial de l’hydrogène car elle est en mesure de faire du très bas carbone à vocation d’export. Avant la guerre, mes hypothèses étaient que la Russie pourrait capter 20 % de la production mondiale d'hydrogène vert à l'horizon 2035-2040.

Il y ensuite des états outsiders qui ne sont pas du tout des producteurs énergétiques et qui grâce à hydrogène le devienne. C’est notamment le cas du Maroc et du Chili. Eux aussi sont des leaders en puissance car ils vont être capable de faire de l’hydrogène à très bas coût grâce à un gisement d’énergies renouvelables important et à un coût de main d'oeuvre moindre qu’en Europe.

Il y a enfin un leader qui est passé sous le radar de beaucoup, ce sont les Etats-Unis qui ont un territoire fantastique avec des gisements d'énergies renouvelables et des capacités de développement importants. Dans le cadre de la nouvelle législation de soutien aux énergies renouvelables lancée par Joe Biden, le mécanisme de soutien financier au secteur hydrogène va être un accélérateur phénoménal. Avec ce plan et la subvention de 3 $/kg d’hydrogène vert accordée au niveau fédéral, l'hydrogène va changer complètement de nature vis-à-vis des investisseurs américains et cela fera effet de levier dans le monde entier. On peut tout à fait imaginer que les Etats-Unis soient en mesure de produire de l'hydrogène vert de l'ordre de 2 $/kg voire de 1,5 $/kg à horizon 2028-2030.  Si le mécanisme de financement n'est pas cassé à la faveur d'une alternance politique en 2024, les producteurs vont se retrouver à être payés par l'état pour faire de l'hydrogène vert.


Et l’Europe dans tout ça ?

MM :  L’Europe est aujourd’hui leader de l'hydrogène et va le rester sur le plan technologique. C’est juste que l’Europe ne pourra pas produire de l'hydrogène massivement à moins de 1.5 $/kg.

Potentiel de développement d'hydrogène vert à bas coût. Source : Irena

On parle beaucoup d’hydrogène vert mais il existe aussi de l'hydrogène blanc. Quel est le potentiel ? Il y a-t-il des leaders ?

MM : Le Mali est aujourd’hui leader de l’hydrogène blanc avec l’exploitation depuis 2020 du champ de Bourakebougou, au nord-ouest de Bamako. Le Mali ne pourra en revanche jamais devenir un leader mondial de l'hydrogène. C’est un pays enclavé qui manque de moyens pour développer une chaîne de valeur d'exportation.

En matière de potentiel, la première méta analyse a été publiée par un chercheur russe en 2020. C'est quelque chose de tout à fait imparfait à ce stade. La structure de marché de l'hydrogène blanc va être très similaire aux secteurs du pétrole, du gaz ou de la géothermie. C’est une industrie de forage qui repose sur l'exploration. Cela peut prendre des années voire même des dizaines d'années d'explorer un pays ou un territoire pour trouver des gisements, les quantifier et les commercialiser.

Au final, l’hydrogène blanc ne va pas émerger avant au moins une bonne dizaine d'années mais c'est un secteur particulièrement prometteur.


Sur le volet mobilité, la stratégie française réserve plutôt l’hydrogène à la mobilité lourde. Est-ce aussi votre vision ?

MM :  Je suis du même avis et je ne suis pas le seul. Que ce soit la Chine, la France, l’Autriche ou l’Italie, sur la question des mobilités c'est d'abord et avant tout la mobilité lourde qui arrive en premier lieu car c’est ce secteur-là qui va avoir le plus de difficultés à s’électrifier directement. C’est aussi ce secteur qui va subir les plus grosses pressions de la part des citoyens, des politiques et des marchés financiers.

C’est la raison pour laquelle, au-delà de la mobilité lourde, c'est tout le secteur de la logistique – aviation, transport maritime etc… -  qui est en train de prendre conscience que plus on est sur des usages professionnels intensifs, moins l'hydrogène fait question. A l’inverse, plus on revient à des usages particuliers, à l'échelle d'un consommateur lambda ou d'un ménage, plus l'électrification directe avec des batteries fait sens.


Donc il n’y a finalement pas matière à opposer électrique à batteries et hydrogène ?

MM :  Bien sûr ! En Chine, il n’y a pas du tout cette logique de compétition entre les deux filières car les deux répondent à des usages qui ont des besoins de flexibilité complètement différents. Le cas français où ont créé des polarités entre électrification directe et hydrogène est en fait plus rare qu’autre chose.