L'hydrogène seule vraie solution pour la mobilité maritime lourde ?

Philippe SCHWOERER
22.09.2021 à 08:39

Une partie de la cinquième conférence du cycle proposé par la Société d’encouragement pour l’industrie nationale était dédiée à la mobilité maritime à hydrogène. Pour en parler, Victorien Erussard, capitaine fondateur du catamaran à zéro émission Energy Observer.
 
Qu’est-ce qui se cache derrière le programme Energy Observer ? Tout d’abord le fameux navire laboratoire qui parcourt le monde depuis plus de 4 ans. Il se présente comme un véritable ambassadeur de la transition énergétique et de l’hydrogène décarboné. Lui sont associées une fondation qui mène « des actions de sensibilisation et de pédagogie pour un monde plus durable » et une agence de productions audiovisuelles multi-supports « pour informer et inspirer tous les publics ». Le tout mobilise une trentaine de personnes. Créée en 2019, la filiale EODev s’est ajoutée à l’ensemble, employant 60 collaborateurs.
 
Cette nouvelle entité est à percevoir comme « un accélérateur de la transition énergétique » capable de fournir « des solutions industrielles, durables, fiables et accessibles ». Ainsi, fonctionnant à l’hydrogène, des générateurs terrestres GEH2 pour électrifier des événements, des datas centers, etc.
 
Egalement dotée d’une puissance de 100 kVA, l’offre REXH2 est une déclinaison pour les applications maritimes. Pour exemple d’exploitation, l’alimentation électrique des bateaux de Corsica Ferries quand ils sont à quai. Le catalogue comprend des stations flottantes de distribution dont la capacité varie en fonction des besoins, de 200 à 580 kilos d’hydrogène. EODev a aussi développé une application compatible iPhone et Android qui permet de localiser et d’accéder aux stations de ravitaillement, mais aussi de payer le volume délivré.



 

95 000 navires de commerce

Victorien Erussard a chiffré à 95 000 les navires de commerce qui circulent aujourd’hui à travers le monde. Soit une masse globale en mouvement qui se rapproche des 2 milliards de tonnes, c’est-à-dire celle de tous les poissons et mammifères des océans. Cette flotte déplace environ 10,7 milliards de tonnes de fret chaque année. Soit « soit 80 % du commerce total en volume », commente le conférencier.
 
Pour répondre à cette explosion des échanges, les bateaux dédiés sont toujours plus grands, plus nombreux, dotés d’une vitesse de croisière croissante. Ces déplacements grillent entre 250 et 300 millions de tonnes de combustibles fossiles sur la même période. Avec 1 Gt de CO2 émis par an, le secteur maritime pèse 2,9 % des émissions mondiales de GES. Cette part concerne à 87 % les navires de marchandises.
 

Feuille de route pour 2050

En 2018, l'Organisation maritime internationale (OMI) a adopté une stratégie de réduction de l’empreinte CO2 du secteur. Pour 2030, par rapport à 2008, l’intensité carbone doit être réduite de 40 %, et de 70 % à échéance 2050.
 
Parmi les leviers à actionner prioritairement d’ici 2023 : la réduction de la vitesse des navires. A moyen terme, c’est-à-dire à échéance 2030, les motorisations des navires doivent devenir plus efficientes. Mais c’est surtout l’instauration d’une taxe carbone spécifique qui déciderait les compagnies concernées à faire les bons choix.
 
Cette nouvelle fiscalité serait également de nature à doper les investissements dans les carburants alternatifs. Au-delà de 2030, l’effort porterait sur le développement de ces derniers qui devront être neutres en CO2. Ainsi avec l’hydrogène liquide et l’ammoniac. D’autres leviers à actionner sont déjà disponibles, comme la planification de meilleurs itinéraires, les innovations sur le design des coques des bateaux, et la récupération de la chaleur aujourd’hui perdue. En 2020, 572 bateaux étaient alimentés avec des carburants alternatifs, soit 0,6 % des navires en service.
 

Le bruit aussi

Elle est peu mise en avant, et pourtant la pollution sous-marine des navires pose également des problèmes importants. Les moteurs, les pompes de refroidissement, la cavitation des hélices et les vibrations dues à la fois à la forme des coques et à la vitesse importante en sont les principales sources.  

« Ces émissions sonores impactent beaucoup la santé de l’homme et de la faune marine », a souligné Victorien Erussard. En comparant avec les véhicules terrestres, il a assuré que les modèles électriques, a batterie ou à pile hydrogène, aident à gommer la part prépondérante de ces nuisances attribuable au commerce maritime.
 

Les carburants alternatifs à éviter

« Le GNL est cité comme une solution prometteuse dans beaucoup de communiqué de presse », a relevé le fondateur du programme Energy Observer. Ce produit permettrait de réduire de 99 % les oxydes de souffre et les particules fines, jusqu’à 85 % les émissions de NOx. « Autre avantage annoncé, et c’est celui-là qui me pose problème, une réduction des émissions de CO2 de l’ordre de 20 %. Comment peut-on oublier que le GIEC estime qu’une tonne de méthane a un pouvoir de réchauffement global de 28 à 36 fois plus élevé qu’une tonne de CO2 sur une période de 100 ans ? », s’est-il interrogé. Il a mis ces chiffres en perspective avec ceux de l’agence internationale de l’énergie qui assure que « le secteur gazier et pétrolier du méthane représenterait 5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, et près de 60 % de ces émissions de méthane proviendraient des fuites sur la chaîne gazière, le reste étant lié à la production de pétrole ».
 
Victorien Erussard a fustigé les études qui placent le GNL comme solution crédible sans tenir compte de ces fuites. Elles ont déjà décidé 5 armateurs à commander un total de 19 navires qui pourraient fonctionner une trentaine d’années avec ce produit. « On doit se concentrer sur des carburants vraiment décarbonés », a-t-il appelé.
 
Il a également balayé d’un revers de main les projets de grands cargos fonctionnant avec des batteries lithium-ion, en raison du volume 64 fois plus grand qu’il faudrait allouer aux packs par rapport aux réservoirs de combustibles pétroliers. « Tous les projets 3D que vous voyez avec de grands bateaux électriques à batterie, c’est tout simplement impossible ! », a-t-il lancé. L’électrification des quais serait de même inenvisageable en raison des puissances nécessaires. L’ammoniac aurait pu être une solution intéressante, s’il n’était pas hautement toxique, notamment par inhalation. Les biocarburants, quant à eux, n’apportent pas de solution à grande échelle du fait des terres agricoles nécessairement limitées.
 

L’hydrogène s’impose

Après avoir éliminés les carburants classés alternatifs mais qui ne sont raisonnablement pas exploitables pour la mobilité durable, il ne reste plus que l’hydrogène vert. Produire une tonne de MGO (gazole marin) libère 3,2 tonnes de CO2. Pour un volume équivalent d’énergie, les chiffres tombent à 0,1 tonne de rejets carbonés avec l’hydrogène vert. Contre 2,5 t s’il est produit avec du méthane sans captage. Pour comparaison, les volumes auraient été respectivement de 0,5 et 3,7 tonnes avec l’ammoniac vert et gris. Pour que l’hydrogène vert liquide devienne le vecteur énergétique le plus avantageux d’ici 2030 concernant les navires de croisière, il faudrait que la future taxe carbone s’élève à 335 dollars la tonne de CO2 émis. Sous réserve des fluctuations des prix des divers carburants. En outre le couplage avec une propulsion vélique permettrait d’améliorer la densité énergétique de la motorisation.
 
Pour les gros navires, la solution des piles à combustible haute température « pourrait devenir le système privilégié compte tenu du rendement énergétique bien supérieur à celui des moteurs à combustion interne : 75 versus 30 % », a mis en avant Victorien Erussard.
 
Pour être plus concret, il a repris une évaluation calculée par la Compagnie maritime belge (CMB). Partant du principe qu’il faut, pour retrouver l’énergie de 1 000 tonnes de MGO, 332 t d’hydrogène liquide vert, le prix de ce dernier pour cette quantité devrait se limiter à 1 800 dollars. Contre 600 dollars la tonne de MGO. Ces chiffres sont issus d’une étude qui portait sur un navire de taille Capesize, c’est-à-dire trop gros pour passer par le canal de Suez ou celui de Panama. Ses besoins en carburant sont de 1 000 tonnes de gazole marin pour aller de Qindao (Chine) à Port Headland (Australie).
 

Bateaux hydrogène existants ou en cours de réalisation

De façon non exhaustive, le conférencier a retrouvé sur le Net 6 navires qui fonctionnent déjà à l’hydrogène, dont 2 en France : le Navibus de Nantes et le yacht Hynova 40 justement développé par EODev. Ceux en activités ailleurs sur la planète portent les noms de Sea Change, Norled Hydrogen Ferry, Hydroville (photo ci-dessous), Hydrobingo.
 
S’y ajoutent une vingtaine de projets pour lesquels la construction a déjà démarré. Ainsi, dans l’Hexagone, les Flagship, Hylias et FilHyPyNE. Si la liste demeure courte, c’est en raison du manque en infrastructures de ravitaillement en hydrogène vert dans les ports.
 
EODev poursuit d’autres programmes dont l’un qui débouchera sur le catamaran de luxe Fountaine Pajot et un autre sur des navettes à mettre en service à l’occasion des Jeux olympiques de Paris en 2024.





 

Energy Observer 2 : un futur cargo à hydrogène liquide

Et puis il y a Energy Observer 2, qui se présentera comme un cargo polyvalent d’une longueur de 80 mètres. « L’idée est de tester l’hydrogène liquide et l’ammoniac, de tester la pile à combustible à haute température avec une propulsion électrique azimutable à 360 degrés et des ailes de propulsion intégrées qui peuvent permettre de réduire de 15 à 40 % les dépenses énergétiques », a schématisé Victorien Erussard.

« Le mix énergétique pour les gros navires est indispensable, si on veut garder l’espace commercial nécessaire pour être viable économiquement », a-t-il mis en perspective. En conclusion, il a appelé « à des expériences à grande échelle de façon urgente » avec analyse du cycle de vie pour comparer les solutions estampillées aujourd’hui « Mobilité durable maritime ».



 

Cycle gratuit de conférences

Pour rappel, le cycle de conférences sur l’hydrogène proposé par la Société d’encouragement pour l’industrie nationale prend la forme de webinaires auxquels il est possible d’assister gratuitement.
 
Ce programme est justement soutenu par la Fondation Energy Observer, mais aussi la plateforme Leonard de prospective et d’innovation du groupe Vinci. Le prochain rendez-vous est fixé au mercredi 6 octobre 2021. Les invités se réuniront autour des usages industriels de l’hydrogène.